Jeux


Helios Betrayal est un jeu que j'ai réalisé avec une équipe pour la Game Jam Kiss de 2023 en tant qu'artiste 2D et Narrative Designer. Il se joue avec une manette. Toutefois, étant donné qu'on n'a pas pu le tester proprement, je préviens que les deux derniers niveaux sont déséquilibrés et le jeu donc difficile à finir.

Nyx Karteria était, à la base, un jeu pour la Game Jam de l'Indie Game Academy de 2024 dont le développement a été difficile par manque de programmeurs. Du coup, je me suis décidé à faire un remake en reprenant le code à zéro. Ceci est le lien du remake qui se joue avec un clavier et une souris. Fait sous UE5.


Obscurité


Il se trouvait devant la baie vitrée de sa chambre, au sein de la Division E, un verre de rhum à la main. Il ne savait pas depuis combien de temps il était ainsi, debout, à plonger son regard dans le vide spatial. Il ne savait pas depuis combien de temps il voyageait ainsi, errant d'un bout à l'autre de la galaxie. Tellement de choses avaient changé depuis qu'il avait pris la décision de quitter Sternos. Un départ sanglant, à l'image de la Hargne qui le hantait. De la Hargne qui ne l'avait jamais quitté. Ses propres cris résonnaient toujours à ses oreilles, ceux qu'il avait poussé quand son officier lui avait arraché l’œil. Son souffle pantelant. Le tir des exécutions, une balle pour chacun de ses amis.

Sa main se mit à tourner le liquide ambré au sein du verre. Les lèvres de Nitrischa contre les siennes, si mensongères. La froideur du pistolet qu'elle avait braqué sur sa tempe. Et cette question, Pourquoi? Oui, pourquoi lui... Une question aussi absurde que la réponse était évidente. Elle lui avait fait payer ses crimes de jeunesse, quand il se trouvait dans la bande à Alev, de la plus cruelle des façons. Il prit une gorgée de l'alcool brûlant, le laissant ravager ses sens. Son errance avait commencé là, à bord de ce petit chasseur. Il avait tout prévu. Tout... sauf de se retrouver entre les mains de pirates. À la Guerre, il avait répondu à la Guerre. Pour finir sur le sol de la station Prométhée. Atalante avait été sa terre d'accueil.

Au départ, il avait pensé qu'Atalante ne serait qu'une transition, un simple passage, vers un futur inconnu. Plus aucune prévision. Il avait profité des opportunités, comme toujours. Il avait saisi sa chance, ouvrant ses bras vers sa Fierté. Sa Perte autant que sa Salvation. Le Kalios. Son vaisseau. Sa maison. Son arme. Son bras. Il était alors loin de se douter que ce n'était que le début de tout. Son premier équipage. Ses premiers voyages. Ses premières missions.

Tout l'avait ramené, à chaque fois, à Atalante. Cette nation était devenue sa famille. Tout comme dans toute famille, il y avait toujours les conflits entre membres d'une même fratrie, chose inévitable quand on vit si proches. Il avait eu ses reproches et ses torts vis à vis d'elle mais... il finissait toujours par y revenir, sans cesse et sans cesse. Il se disputait, se réconciliait, se laissait réconforter, remettant en question ses convictions profondes. Son amour profond pour Sternos n'était pas tourné vers le gouvernement qui lui avait tout pris, non. Son amour allait aux va-nu-pieds, à ceux qui, comme lui, se trainaient péniblement dans la fange profonde de cette société étouffante.

Il voulait tout faire pour que personne n'ait à endurer ou à traverser ce que lui avait traversé.

Et pourtant, pourtant... Lui, si patriotique, sa foi avait été ébranlée. Quand il y réfléchissait, cette fracture était inévitable. Il avait quitté des parents abusifs pour se trouver dans les bras de parents aimants. Manipulateurs mais aimants. Il ferma les yeux, prenant toute la mesure, toute l'ampleur du Changement.

Kris: Atlas.
Atlas: Oui, Kris, que puis-je faire pour vous?

Cette voix mi-mécanique, mi-humaine, comme il l'avait détesté. Une installation de base dans tous les vaisseaux atalantes. Il avait été tenté, un nombre incalculable de fois, de l'effacer définitivement. Il l'avait déjà débranché à de nombreuses reprises pour pouvoir parler hors de son contrôle. Malgré tout, pour une raison inconnue, il l'avait laissé. Sans doute par péché de paresse, l'I.A apportant bien des facilités pour la gestion du vaisseau.

Il avait beau être un passionné de technologie et de vaisseaux, il avait été de ces hommes profondément attachés à l'aspect rustique des choses en bon Sternos. Les mains dans le cambouis, les doigts sur le métal. La mécanique dans sa beauté brute, dénuée d'intelligence. L'intelligence ne devait revenir qu'à l'Humanité. Les I.A n'y avaient pas leur place. Il avait été de ces hommes attachés au fait de ne pas laisser leur pouvoir d'action à autre chose qu'eux-mêmes. Il avait été de ces hommes qui craignaient de voir l'Humanité perdre le contrôle sur ce qu'elle faisait.

Et maintenant?

Maintenant, il n'était plus sûr de rien. Il n'était même plus sûr de savoir qui il était exactement. Il avait violé tant de ses principes, à commencer par son patriotisme envers Sternos, qu'il ne savait plus qui était cet homme dont il fixait le reflet.

Atlas: Kris?
Kris: Ce n'est rien, Atlas. J'avais juste besoin d'entendre ta voix, énonça t'il avec un ton morne.

Il en était venu à dépendre de cette voix. Depuis quand ça avait commencé...? Depuis Lotis. Sa trahison, son enquête, avait amené tellement de révélations. Des révélations dont il se serait bien passé au fond car elles avaient bouleversé son existence. Depuis le jour où il avait posé les yeux sur le fichier Origine, cette vidéo n'avait cessé de le hanter. Il avait l'impression d'avoir été infecté par l'obsession de la militaire, comme une lente corrosion qui aurait débuté là. Il l'avait maudit, haï plus que de mesure. Si seulement il avait pu l'exécuter lui-même... Est-ce que sa mort l'aurait libéré de son spectre?

Il se tourna vers son propre lit où se trouvait RS6. Le dos de l'androïde se trouvait contre le mur, ses jambes repliées sur le côté, sur les draps, une main pour la soutenir, l'autre sur son ventre, dans une pose aussi féminine que peu naturelle. Il s'approcha tout en reprenant une gorgée de son verre, le déposant sur la table de nuit au passage. Son genou s'enfonça dans le matelas alors qu'il prenait appui sur ce dernier. Sa main vint effleurer la joue inerte pour, ensuite, l'inciter à relever son regard artificiel vers le sien.

Il l'incita à s'allonger davantage, la surplombant. Une simple commande mentale lui suffit pour connecter son œil cybernétique au système de RS6. L'implant lui afficha alors l'interface de ses données internes. Il orienta ses commandes vers la liste des journaux vidéos d'Eanna. Depuis quelques temps, il s'était mis à les voir un par un, conscient du côté discutable de cet acte. Malgré tout, il était incapable de s'en empêcher. Chaque seconde de ces morceaux de vie privée, il lui fallait les voir. Il s'en nourrissait avec la culpabilité et la mauvaise foi de la perdition.

Il avait beau être au bord du Gouffre, il restait conscient de l'existence de ce dernier. Il observait ces Abysses avec autant d'envie que de frayeur. Il ne voulait qu'une chose, y rester. Y plonger entièrement, se laisser consumer par l'Obscurité de ses propres Failles. Pourtant, il continuait à freiner de toutes ses maigres forces.

Il n'avait aucun espoir.

Quand elle l'avait confronté à ses sentiments, il avait été incapable d'y répondre clairement. D'une part, ça aurait été admettre que, oui, il était tombé amoureux d'un fantôme. D'autre part, ça aurait été également admettre qu'il avait des attentes. Lui, dans un couple heureux, ordinaire avec une intelligence artificielle sur laquelle reposait toute une nation? Il se savait fou mais pas à ce point. Combien... Avec combien de gens était-elle connectée? Combien de vies? Combien d'espoirs? La seule pensée lui était vertigineuse.

Il s'allongea aux côtés de l'androïde, la vision d'une Eanna adolescente survoltée imprimée dans son œil mort. Il laissa les bras mécaniques se refermer sur lui tandis qu'il se laissait aller au creux de son épaule tiède. Les siens se refermèrent autour de la taille, son visage se fourrant à moitié dans la peau synthétique, profitant de l'étreinte artificielle.

Il avait beau se laisser engloutir par ses vices, les doutes restaient là. Était-il si désespéré pour se laisser obséder ainsi par de la mécanique? N'était-il pas, au fond, un pantin dansant dans le creux de la poigne des grandes puissances? N'avaient-ils, au fond, pas tout prévu? Est-ce qu'Atlas ne l'avait pas décortiqué au fil de toutes ces années pour savoir comment le manipuler? Est-ce qu'Eanna existait seulement vraiment? Ou était-elle une illusion vaporeuse qu'on lui faisait miroiter...

Tant de questions, si peu de réponses.

Il se haïssait pour vouloir tant y croire. Il se haïssait pour se laisser glisser ainsi. Parce que l'espoir était là, lancinant. Il voulait se convaincre qu'il n'en avait aucun mais il ne le savait que trop bien.

Il se mentait.

N'était-ce pas pour ça qu'il était ainsi, à se nourrir sans cesse de ces vidéos jusqu'au point de l'aliénation? Comme s'il cherchait une réponse dans ces images figées d'un passé révolu. Les rôles inversés pour une fois. L'observé devenant l'observateur.

Kris: Eanna...

Le désespoir plein dans ce simple nom. Ce simple appel. Il s'était condamné lui-même. Il avait forgé son propre Enfer.

Et il était incapable de trouver la Volonté d'en sortir.


Le Masque et le Miroir


 

Je hais...

 

C'était ce que son miroir lui reflétait. La pâle et haute silhouette se regardait, fascinée et écœurée à la fois comme on le serait devant un meurtre. Son meurtre, dont elle était à la fois la spectatrice et l'auteure.

 

Elle vivait dans le grenier d'une maison délabrée. Le toit troué n'offrait aucun refuge et l'immense vitre aux carrés épais de verre qui remplaçait la façade sud ne permettait qu'une vue déformée sur l'extérieur.

 

Elle vivait de ses masques, qu'elle fabriquait de ses mains et qu'elle vendait. Ses mains témoignaient des longues heures de labeur passées sur chacun d'entre eux. À chacun d'entre eux, elle lui avait confié une part de son âme, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien dans son cœur flétri et fatigué.

 

Ses masques... constituaient les seules notes de couleur dans cet univers fait de gris et de poussière. Des îlots de beauté dans un océan d'obscurité. Et comme toute beauté, ils étaient éphémères. Certains étaient usés à force d'être utilisé, d'autres étaient fissurés. Parfois, un sourire sur l'un d'eux était distendu par une fissure, ou un autre semblait pleurer à cause d'une tache.

 

C'étaient ses masques personnels.

 

Dans le miroir, seul le masque qu'elle portait constituait le seul rempart entre son âme et la vérité. Seul son frêle corps restait dénudé. Les haillons ne suffisaient pas à masquer l'assèchement et les épreuves subis au cours du temps. Ce masque, allié à ce corps, donnait un mélange étrange et fascinant.

 

Dans ce silence et cette attente insoutenables, elle aurait pu tourner ce dégoût vers le monde. Le Monde. Un mot qui contient autant un univers en son sein qu'une ambiguïté sans pareille. Il a ses utilités, et ses détracteurs sont nombreux. Une notion vague et floue, ce Monde. Qui peut prétendre connaître chacun des individus, des êtres ou de la matière qui le constitue, du moins assez pour le haïr ?

 

Pourtant, on use de cette excuse sans modération. Ce n'était pas son choix. Elle le pourrait, elle pourrait trouver toutes les raisons possibles et inimaginables pour détourner ses démons vers ce Monde inconnu et incompréhensible.

 

Mais elle savait. Rien ne saurait jamais retarder le miroir. Ni l'Instant. L'Instant où il faudra retirer le masque, l'instant où il faudra se dénuder et regarder. L'instant du Choix. Elle leva ses longs doigts vers l'arrière de sa tête dans un geste gracile et frémissant.

 

Les fils glissèrent sans effort. Aussitôt, ses doigts se crispèrent par instinct mais elle fut impuissante à les retenir. Le masque tomba comme un rideau tombe sur une pièce. Elle n'entendit pas le fracas qu'il fit en touchant le sol.

 

Rien ne saurait retarder le miroir.

Rien ne saurait retarder l'Instant.


L'Exode


Chapitre 1


Extrait du Journal de Daniel Melnos

 

Je me souviens encore aujourd'hui... Quand je regardais à travers la baie d'observation du Chrysaor encore jeune, tout juste quinze ans. Je me souviendrais toujours de cette vision, irréelle, de cet espace infini, du vide spatial. C'était la première fois que je le voyais.

 

Au loin, la silhouette de notre planète s'éloignait petit à petit alors que le vaisseau avançait... Vers notre salut, notre perte, je n'aurai pas su le dire à ce moment-là.

 

Mon père avait le privilège d'être mécanicien sur le plus grand vaisseau de cette flotte coloniale, le Chrysaor. Cela faisait depuis trois ans que ma mère avait disparu dans l'espace, en tant que capitaine de vaisseau. Et cela en faisait cinq que nous attendions ce jour.

 

Lorsque les autorités avaient annoncé la découverte d'une nouvelle planète, ma mère n'avait pas hésité à nous inscrire pour faire parti des colons lorsque l'occasion s'est présentée. Elle aurait sans doute aimé pouvoir être là...

 

C'est donc sous la bannière d'Alkonost que des milliers de gens se sont réunis. Alkonost, notre future patrie. Son nom était dans toutes les discussions, dans tous les regards, il était symbole de toute espérance. Pour moi, gosse comme j'étais, il était synonyme de paradis.

 

Il est toujours extraordinaire de s'imaginer tant de gens provenant de planètes et d'horizons différents réunis en un seul endroit, désormais unis par une même identité, devenant un peuple à part entière. En tout cas, c'était l'atmosphère qui régnait à ce moment-là.

 

Les liens se tissaient, le départ avait provoqué une grande effervescence. Personne n'avait peur d'aller voir son voisin, les langues se déliaient, tous étaient encore des inconnus entre eux et il restait tant à découvrir jusqu'à l'arrivée... Je me souviens encore de cet homme qui parlait à mon père, un agriculteur semblait il.

 

Cinq jours, voilà ce que cela a duré. Jusqu'au premier saut. Une technologie encore imparfaite, mal maîtrisée. Nous étions encore à l'époque où les navires se perdent à la moindre tempête.

 

Nous n'étions qu'un rafiot de bois envoyé dans la brume.



Chapitre 2


Cela faisait une heure que l'amiral regardait à travers la baie vitrée de la salle de commandement. Dehors, il n'y avait pas d'étoiles, ni la vision habituelle de l'étendue spatiale. Non, sous ses yeux, toujours le même spectacle, celui d'un brouillard étouffant et jaunâtre, aux formes sans cesse changeantes, et dont la luminosité rallongeait les ombres de la salle tout en la baignant de lueurs ocres.

 

Autour de lui, le silence. Après l'effusion et la consternation qu'avait provoqué l'arrivée, après l'inquiétant retour radio – un magma de voix fantomatiques et incompréhensibles- d'une partie de la flotte avant la perte de leurs signaux définitifs, il fallut bientôt se rendre à l'évidence : ils étaient perdus. Perdus dans une section inconnue de l'univers, à l'intérieur d'une nébuleuse qui les rendaient aveugles et muets.

 

Pour le commandement, l'heure n'était plus à la panique tandis que tremblaient ceux dont ils avaient la charge. L'heure était aux décisions. C'est dans ce silence pesant, devant cette scène ésotérique, que Saül Benett tentait de trouver une solution. A ce moment-là, il regrettait son grade et il regrettait de s'être lancé dans cette entreprise risquée.

 

-Amiral?

-Hm?

 

Il se retourna vers une femme blonde d'environ une trentaine d'année, assise dans un siège long et confortable, devant l'un des multiples écrans de la pièce.

 

-Qu'y a t'il Alma?

-Nous recevons une transmission du Sierine.

-Passez les moi, répondit sobrement Saül en allant s'asseoir à son siège.

 

Après un court instant de manœuvres, une projection d'écran apparut devant lui. Le visage d'un homme y était visible. Ses traits n'avaient rien de particulier, il était chauve, caucasien et devait avoir vers la trentaine. Sa seule particularité était son regard, un regard clair et perçant qui lui valait souvent d'être écouté.

 

-Ici le capitaine Kal Sieren.

-Je vous reçois, que voulez vous?

-Je voulais vous informer qu'après délibération entre les vaisseaux restants, le Sierine sera désormais le porte-parole du reste de la flotte auprès du Chrysaor.

-Je n'ai pas été consulté.

-C'est vrai mais je vous rappelle que nous ne sommes pas dans une situation ordinaire, et que nous avons besoin de faciliter les communications. Voilà plusieurs heures que vous nous laissez dans le silence. Nous avons reçu d'étranges transmissions et le Phetzer a signalé qu'il manquait le Stern et l'Exoden, le confirmez vous?

 

Saül tiqua légèrement aux propos de Sieren. Bien que l'initiative lui parut raisonnable au premier abord, son orgueil de responsable de la mission Alkonost s'en trouva froissé. Une certaine appréhension l'envahit par la suite : devait-il accepter de se laisser faire par le Sierine? Ne serait-ce pas affaiblir son autorité sur le reste de la flotte? Ne risquaient-ils pas de se réunir sous la bannière de Sieren au risque d'aggraver une situation déjà difficile? Ou était-il simplement paranoïaque?

 

-... Je le confirme, finit-il par dire, partagé.

-Savez vous ce qu'il s'est passé?

-Non malheureusement. Nous avons tenté plusieurs méthodes mais aucune n'a été capable de nous donner une réponse viable. Nous supposons qu'ils auraient pu faire un double saut.

-Un double saut?

-Oui, je sais, c'est impossible mais comme vous le disiez, la situation est loin d'être ordinaire.

-... Savez vous au moins combien de pertes sont à déplorer?

-Si on compare la liste et les signaux manquants... Quatre.

-Mon dieu...

 

Un court silence s'ensuivit en mémoire des disparus. Puis Sieren reprit la parole.

 

-Alors, que préconisez vous?

-Pour le moment de continuer à avancer, la priorité est de sortir de cette nébuleuse. Pendant ce temps, nous allons chercher d'autres moyens de nous repérer. Mais en résumé, tant que nous n'avons pas repéré ce qui a provoqué le dysfonctionnement du premier saut et tant que nous ne savons pas où nous sommes, les sauts sont proscrits.

-Bien, je vous recontacterai. Fin de la transmission.

 

L'amiral se massa alors entre les yeux. Il se faisait vieux... trop vieux sans doute. Il tourna son siège vers la baie, se laissant auréoler par les lueurs ocres de la nébuleuse.

 

-Alma? Recommencez les calculs, je vous prie.

-Mais il y a trop de données manqu...

-Recommencez.

-B-bien, amiral.

 

Saül se cala ensuite au fond de son siège avant de se laisser porter par les tapotements des claviers et les plaintes longues et sourdes des ordinateurs de bord. Il ignorait comment il allait s'en sortir... et même s'ils s'en sortiraient tout simplement.



Chapitre 3


Dans les ténèbres de son inconscience, il pouvait encore entendre et ressentir tandis que la mort l'attendait au seuil. L'odeur âcre du sang et de la chair agonisante l'entourait, s'enfonçant toujours plus dans ses entrailles. Les cris et les tirs lui parvenaient vaguement, telle une mélodie entêtante le retenant à la lisière des ombres.

 

-Amos !

 

Il voulait s'abandonner à ces abysses, partir, ne plus ressentir. Il sentait à peine les mains puissantes qui l'empoignaient pour l'emporter.

 

-Tiens bon, merde, tiens bon !

 

Pourquoi tenir ? Il serait plus simple de se laisser aller.

 

-Tu n'as pas intérêt à me lâcher.

 

Comment le pourrait-il ? Il perdit alors toute notion du temps et de l'espace. Il ne devait garder aucun souvenir de ces moments. Ce fut bien plus tard qu'il reprit le contrôle de ses sens. Il finit par reprendre conscience dans ce qu'il semblait être une infirmerie improvisée dans une des pièces désertes du vaisseau. Les médecins et les infirmiers voguaient autour des lits et des brancards, dans un ballet sordide rythmé par les râles des agonisants et les plaintes des blessés.

 

-Ça va ?

 

À cette question, il tourna la tête pour s'apercevoir qu'une jeune femme était à son chevet. Encore assommé par les médicaments, il n'avait même pas senti que quelqu'un lui tenait la main. Il lui semblait voir et entendre à travers un brouillard permanent.

 

-Johana...

 

Le sourire inquiet de cette dernière se détendit à ces paroles.

 

-Au moins, tu n'as pas perdu la mémoire.

-Je... Non, enfin... Que s'est il passé ?

-C'était un piège, les Sierens savaient que vous alliez tenter de les prendre à revers. Tu as été touché, mais Gat a réussi à te mettre en sécurité avant de te porter jusqu'ici.

 

Même à la lumière de ces explications, tout lui paraissait encore flou.

 

-Je croyais qu'on était encerclé...

 

Elle lui tapota la main doucement.

 

-Gat t'expliquera mieux que moi.

-Ouai et tu me dois un flingue en attendant, intervint alors le dénommé Gat en arrivant dans le dos de Johana.

-Gat !

 

Elle se leva et enlaça son fiancé. Satisfait, il la prit par la hanche tout en jetant un œil à l'état d'Amos.

 

-Ils ne t'ont pas loupé, fit il avec un geste de main appréciateur en sa direction.

 

Amos se regarda lui-même et, ne constatant rien, il finit par palper sa tête. Ses doigts frémirent quand ils rencontrèrent la rugosité de ses bandages.

 

-T'inquiète pas. Les médics m'ont dit que tu étais tiré d'affaire et que tu ne devrais pas garder de séquelles... en principe.

 

Gat s'assit ensuite là où était Johana peu avant.

 

-Ma puce, tu peux aller chercher quelque chose à boire ou à manger ? Vu comment il a pioncé, il doit avoir la dalle et même s'il ne l'a pas, il doit se remplumer un peu.

-Pas de souci, répondit-elle avec un sourire chaleureux avant de s'éloigner.

 

Amos attendit patiemment qu'elle soit hors de vue, puis il tenta de se redresser. Il se sentait toujours aussi somnolent mais il arrivait maintenant à mieux appréhender ses environs.

 

-Hé, hé, doucement là. Tu viens à peine de te réveiller.

-... Qu'est ce que je ne ferai pas sans toi, hein ? Finit-il par ajouter avec un sourire désabusé.

-Je crois que t'as pas envie de le savoir, répliqua Gat en souriant également.

-Johana m'a dit qu'on avait été pris au piège mais... Je ne me souviens pas vraiment...

-Cassandre a coincé le mouchard qui les renseignait peu après qu'on soit parti. Quand elle a appris ce qui allait arriver, elle a foncé avec une escouade et elle est arrivée pile au moment où tu t'es pris le tir. Elle a dégagé notre arrière et j'en ai profité pour te tirer de là.

 

Amos resta silencieux.

 

-Hé, te bile pas.

-... Et le reste de l'équipe ?

-Uriah a eu moins de chance que toi et Schell doit être pas loin, il a été touché au bras. Le reste va bien, énonça Gat en se grattant la nuque. On a eu plus de bol que l'escouade de Cassandre.

-Ah...

 

Il joignit ses mains avant de poser brièvement son front dessus. La colère fut la première émotion qui lui revint.

 

-Comment est-ce qu'Uriah est mort ?

-Un Sieren était proche, il a tenté de le frapper avec la crosse de son arme mais l'autre a été plus rapide que lui... Un coup de poignard et c'était fini.

-Merde...

-Tu l'as dit.

-Ces salopards...

 

Gat se laissa aller davantage sur sa chaise en croisant les bras.

 

-Qu'est ce que tu veux, ces gars là ont plus toute leur tête depuis longtemps. Je me demande quelles conneries ils vont nous sortir la prochaine fois.

-Je sais... Qui aurait dit qu'on en arriverait à là ?

-Tu veux dire à ce massacre en règle ? Ca fait cinq ans qu'on erre dans l'espace mon vieux, ça m'étonne que tu sois surpris. Quand on a pas d'espoir à l'horizon, on finit par croire à n'importe quoi...

-Et on ajoute à ça Sieren qui ne pense qu'à prendre l'ascendant sur la flotte... J'espère au moins que tu ne crois pas à ce qu'ils disent ?

-Hein, quoi ?

-Tu disais qu'on est prêt à croire à n'importe quoi quand il n'y a pas d'espoir...

 

L'homme le regarda avec des yeux ronds avant d'éclater de rire.

 

-Quoi, à leur espèce de "dieu" spatial ? Merde, j'espère bien que non.

 

Amos le rejoignit dans son fou rire. Au bout d'un moment, ils finirent par se reprendre.

 

-Alors, à quoi crois-tu ? Reprit-il enfin.

-Moi ? C'est une bonne question. J'en sais rien en fait. Tout ce que je veux, c'est que Johana soit en sécurité et que je sois là à côté d'elle, ça me suffit. Je me fous de l'endroit où on peut être tant qu'on peut survivre.

 

Surpris par la réponse, il le regarda un instant avant de se sourire à lui-même.

 

-Oui...

….

Ça paraît logique.

 



Chapitre 4


C'était une pièce modeste dont le seul meuble était un bureau transformé en autel. De multiples bougies disposées aux quatre coins constituaient la seule source de lumière des environs. Des tapisseries blanches, munie de multiples symboles dorés, ornaient chaque pan de mur.

 

Les tapis finement brodés au sol et les encens enivrants achevaient de faire oublier que l'on se trouvait dans un vaisseau. Dans ce silence, bercé par les vrombissements lointains des machines, une femme se tenait à genoux. Vêtue d'un habit de cérémonie de la même couleur et aux motifs comparables à ceux des tapisseries, elle priait, penchée, les doigts sur les côtés de son front comme si elle était en pleine concentration.

 

Elle finit par se relever d'un mouvement ample et élégant, ses voiles suivant son geste dans un froissement de tissus. Elle se dirigea ensuite vers la porte et avança une main gracile vers un panneau de commande situé non loin.

 

Une touche se mit à clignoter avant que le panneau ne se mette à projeter un écran peu après. Le visage d'un homme y apparut. Il hocha brièvement la tête, les yeux clos en signe de respect.

 

-Où en est la prise de l'Hélion ? Lui demanda-t'elle, sans sommation.

-Vous serez heureuse d'apprendre que nous venons de prendre le centre de commandement, grâce à vos indications.

-Et les hérétiques ?

-Il en reste un groupe, qui s'est replié au niveau des habitations mais ce n'est plus qu'une question de temps avant qu'on ne les débusque. Par contre, si je peux me permettre, Kelenva... ?

-Oui ?

-Des prisonniers nous ont appris récemment qu'ils ont envoyés un groupe restreint il y a quelques jours, pour demander de l'aide au Chrysaor.

-Un groupe... ?

-Ce serait problématique si Saül envoyait des troupes maintenant, je n'aurai plus assez d'hommes pour faire face.

-Aucun risque. Saül sait qu'il n'est plus en position d'attaquer et même s'il était assez fou pour le faire, Meredith est là pour s'assurer qu'il ne parvienne pas à ses fins.

-Bien, que devons nous faire des prisonniers ?

 

Elle marqua un instant de silence en inclinant légèrement la tête sur le côté avant de dire, avec un ton monocorde.

 

-Exécutez les.

-Il en sera fait ainsi... Kelenva, répondit l'homme à son tour avec déférence.

 

Elle éteignit l'appareil à ces paroles. Puis, elle composa une nouvelle combinaison de touches qui fit apparaître le visage d'une femme. La voix de la Kelenva, froide et assurée, n'exprima pas la moindre hésitation quand elle s'adressa à sa subalterne. Rien ne devait interférer avec la prise de l'Hélion.

 

-Meredith.



Chapitre 5


 

Front appuyé sur l'écran, assis sur le rebord de ce dernier, Amos regardait la représentation de la vaste immensité spatiale qui se trouvait à l'extérieur. La résolution était telle qu'il était difficile de ne pas croire qu'il était assis sur le rebord d'une immense vitre.

 

Même en dehors de la nébuleuse, ce recoin de l'espace restait un océan inexploré. Au-delà de la flotte, il n'y avait que l'inconnu, le silence et la perdition. Amos n'était pas différent des autres membres de la flotte qui guettaient un signe d'espoir, quoiqu'il puisse être.

 

À proximité de lui, Lendrelion, le second de Saül, plus connu sous le nom de Lendrel, attendait patiemment que le rescapé réponde à sa question.

 

-Tu veux savoir ? Je n'en sais rien, finit il par dire.

-Il faudra bien qu'on prenne une décision, Amos.

-J'ai demandé à Wedent de parler à Saül, comme convenu, que veux tu que je fasse de plus ? Si ça ne tenait qu'à moi, c'est moi qui lui dirais ma façon de penser.

-Il me semble que tu l'as déjà fait, répondit Lendrel en soupirant. Tu te rends compte qu'il aurait pu t'exécuter ?

 

Amos tourna alors la tête vers son interlocuteur. Une rage contenue saillait sa mâchoire et son cou tandis qu'il lançait, véhément.

 

-Et qu'est ce que j'aurai dû faire ? Lui serrer la main ? Merde, Lendrel ! Tu te rends compte de ce que les Sierens ont fait ?! Et tu espérais que je remercie notre cher amiral qui se terre en attendant qu'ils viennent jusqu'à lui ?!

 

Lendrel détourna le regard avant d'inspirer.

 

-Tu ne le connais pas, tu n'es là que depuis une semaine alors que j'ai eu le temps de voir à quel point il a changé. Depuis que Sieren a provoqué la guerre, il s'est métamorphosé. Il est devenu paranoïaque et expéditif. L'Hélion n'a été qu'une victime de plus de ses décisions hâtives.

-Alors pourquoi est ce que tu n'interviens pas ?

-... Je suis intervenu. Sinon je ne t'aurai jamais aidé. Tu croupirais actuellement en détention pour coups et blessures envers un supérieur et je n'aurai pas à demander à Wedent de nous héberger au sein de son régiment, ou encore d'aller le raisonner pour nous.

 

Amos le regarda un instant.

 

-C'est vrai et je t'en remercie. Je me demandais juste où tu te situes des fois Lendrel.

-Saül est mon supérieur. Cela fait maintenant six ans qu'on travaille ensemble. Ce n'est pas une décision que je prends à la légère, et je ne peux pas faire l'impasse sur ce que j'ai pu traverser avec lui. Même s'il y aura probablement un jour où il finira par dépasser les bornes et où je devrai prendre des mesures... pour la sécurité de la flotte. Ce n'est pas une pensée qui me remplit de joie, Amos. Je fais tout pour reculer ce moment.

-Si je résume bien, tu attends un déclencheur.

 

Lendrel eut un sourire désabusé à ces propos.

 

-C'est peut-être pour ça que je compte un peu sur toi.

-C'est-à-dire ? Demanda ce dernier en haussant un sourcil et avec un geste pour l'inciter à développer.

-J'ai entendu parler de toi sur l’Hélion. Tu as un talent de meneur naturel et tu es devenu un emblème pour certains des membres de l'équipage après ce qu'il s'est passé. Ils y ont sans doute vu la même chose que moi. Le moment où Saül devra passer la main.

-Quoi, tu veux déclencher une autre guerre civile ? Les Sierens ne suffisent pas ? Répondit-il avec un sourire nerveux.

-J'espère que nous n'en arriverons pas à là mais tu l'as bien suggéré toi-même, il faut que les choses changent. Mais j'aimerai croire que tout n'est pas encore perdu pour Saül.

-D'où Wedent ?

-D'où Wedent.

-... Est ce que tu as envisagé la possibilité qu'il le fasse arrêter ou, au pire, qu'il le fasse exécuter ?

 

Le second se mit à arpenter la pièce à cette question.

 

-Peu de monde le sait mais Saül lui doit la vie.

-C'est quand même risqué.

-Un risque calculé, répliqua Lendrel, légèrement agacé.

 

Après un long moment de silence, Amos finit par soupirer avant de se lever et de se diriger vers la sortie de la pièce.

 

-Où vas tu ? Lui demanda Lendrel en le suivant du regard.

-Je vais aller prendre des nouvelles de Wedent...

 

Amos s'arrêta au pallier, puis il jeta un œil par-dessus son épaule. Lendrel fut étonné de constater que l'expression de ce dernier s'était vidé de toute émotion.

 

-Et si jamais Saül a dépassé les bornes...

Je te donnerai raison.



Chapitre 6


-... Sans lui, je ne serai pas là aujourd'hui. Ce ne fut donc pas seulement un homme de conviction et de parole mais aussi, et avant tout, un compagnon d'armes et un ami.

 

Le silence était étouffant. L'assemblée, courbée et brisée, regardait le cercueil s'en aller vers sa dernière destination, laissant derrière lui amertume et sourde rancœur.

 

-Lendrelion Ioannis, tu ne seras pas oublié.

 

Le discours terminé, Wedent referma le sas et recula respectueusement avant de se tourner vers Amos qui se trouvait en retrait par rapport au reste du groupe. Ce ne fut qu'une fois le cercueil englouti par le vide spatial qu'il s'approcha. Mais Cassandre fut la première à briser le silence.

 

-Est-ce qu'elle a fini ? Dit-elle à Amos, le regard empli de fureur.

-Bientôt, elle travaille dessus en ce moment. En attendant, vous feriez mieux d'aller vous positionner.

-Ne devrions nous pas attendre ? Demanda alors avec hésitation un membre de l'assemblée. Lend... Je veux dire, on vient à peine de...

-Saül espère nous faire perdre du temps, c'est pour cette raison qu'il nous a rendu le corps de Lendrel. Sauf que nous n'allons pas lui donner ce qu'il espère, nous allons le prendre au dépourvu lui et ses hommes, pas dans deux jours, pas demain mais maintenant.

-Et il est hors de question que j'attende pour lui rendre la monnaie de sa pièce, cracha Cassandre.

-Alors ne perdons pas plus de temps, interrompit Wedent. Ceux qui sont avec moi, soyez là dans dix minutes au couloir C-12 !

-Pour mon groupe, couloir C-18 ! ajouta Cassandre.

 

Les membres de la Résistance se dispersèrent alors au rappel de leurs positions.

 

-Je récupère ou tu récupères le matériel chez Johana ? Demanda Wedent à Amos.

-Je récupère et je vous rejoins. En principe, elle devrait déjà avoir fini.

-Très bien, dans ce cas, à tout de suite.

 

Sur ces mots, Amos se dirigea vers la sortie et suivit un long couloir jusqu'à une pièce isolée. A l'intérieur, Johana était assise à terre, entourée par des morceaux épars de machines désossées. La pièce était plongée dans la pénombre et seule la luminosité pâle de l'écran incrusté dans le mur l'éclairait.

 

Sur l'écran se rejouait le même enregistrement. Amos l'ignorait mais cela faisait des heures qu'il tournait. Dans cet éternel recommencement, Saül, accompagné d'officiers, faisait face à deux personnes agenouillées. L'une était Lendrel, l'autre la chef mécanicienne Meredith Bionka. Saül se tournait ensuite vers la caméra de surveillance qui les surplombait.

 

-Ceci est un message pour les rebelles et les Sierens. Tant que je serai à la tête de cette flotte, n'espérez pas que je vous laisse la détruire. Je vous donne encore une chance de vous rendre mais en attendant ces deux-là serviront d'exemples.

 

Il s'approchait ensuite de Lendrel.

 

-Désolé, je ne voulais pas qu'on en arrive à là... lui soufflait-il.

-Moi non plus, lui répondait Lendrel avec un air sombre.

 

À ce moment précis de la vidéo, Meredith commençait à se débattre et à vociférer.

 

-Même si je meurs aujourd'hui, personne ne sera dupe de votre jeu ! Astrae saura me récompenser de mes actes, il saura que j'ai lutté contre votre tyrannie ! D'autres viendront, la Kelenva ne laissera pas nos morts impunis ! Sieri...

 

Elle était alors interrompue par sa propre exécution. Saül avait indiqué à l'officier de tirer d'un geste de main pour la faire taire. Lendrel entrouvrait ensuite ses lèvres, sans doute pour tenter de délivrer un dernier message mais l'amiral ne lui laissait jamais le temps de s'exprimer. Il jetait après un œil à la caméra avant de partir, laissant dans son sillage les deux corps réduits au silence.

 

La caméra restait ainsi fixe durant deux minutes jusqu'à la rediffusion de l'enregistrement. Amos n'osa pas interrompre Johana immédiatement puis il se souvint qu'on l'attendait.

 

-Johana...

 

Elle resta silencieuse. Depuis l'exécution de Gat suite à la prise de l'Hélion, elle n'était pas sortie de la pièce où elle avait vu la diffusion des Sierens.

 

-Est-ce que tu as... fini ce que je t'avais demandé ?

 

Elle finit par indiquer un sac sur le côté.

 

-Confie-le à Anthon, conseilla-t-elle d'une voix faible. Il saura quoi en faire.

-Ça nous permettra bien de prendre le contrôle du vaisseau ?

-S'il se débrouille bien avec, oui... Mais j'espère que vous tomberez sur Saül avant.

-... Il aura ce qu'il mérite, je te le promets.

 

Elle frissonna.

 

-Ne promet pas des choses que tu ne pourrais ne pas tenir... dit-elle avec un tremblement dans la voix. Ne fais pas comme lui, Amos. Je t'en supplie...

 

Amos ne répondit pas. Il ne savait pas comment lui répondre sans la heurter davantage. Il ne pouvait pas lui promettre qu'il ne risquait rien, il ne pouvait pas lui promettre que tout se passerait pour le mieux. Il n'aurait jamais le même aplomb que Gat quand celui-ci lui avait confié Johana en lui jurant que tout irait bien.

 

Il prit donc le sac et partit rejoindre Wedent et Cassandre. Derrière lui, juste au moment où la porte se refermait, un sanglot éclata.



Chapitre 7


La tunique blanche l'a vu, Faith en est sûr. S'il loupe le coche maintenant, c'est tous les autres qui payeront pour sa connerie. Dix ans déjà que la guerre dure ou à peu près. Faith n'est pas le genre à tenir compte du temps. C'est un dur, un grand, la peur, il connaît pas. Il se demande juste quand Amos et les autres le verront. Ils le traitent comme un gamin mais contrairement à eux, il est né avec la guerre ou presque. En tout cas, il se souvient plus comment c'était avant. Cette année, il va avoir quatorze ans ou à peu près. Qui se fout après tout de compter ? Mais Cassandre dit que c'est important. 'Paraît que ça aide à s'organiser. C'est pour ça qu'il l'aime pas, elle fait chier tout le temps à tenter de le "cadrer". Il préfère Amos, lui, il est clairement plus cool. Et cool à tous les étages. Il aime bien aussi sa fille, Eileen, elle est plus jeune que lui mais il aime bien son regard vif... Même si ça lui fout parfois les pétoches quand même.

 

Il se sent peut-être aussi proche d'elle car lui aussi a un frangin du côté des tuniques blanches, les fans d'Astrae et de colle. Mais remarque, lui, il a pas sa mère du côté des timbrés donc il s'estime plutôt heureux. Ça avait foutu un sacré choc au camp, il s'en rappelle comme si c'était hier. La mère d'Eileen ? Ouai, il l'a connu. Un petit bout de femme, discrète, gentille. Elle lui donnait des gâteaux quand il venait voir Amos. Quand les Sierines l'ont capturés avec Eileen, tout le camp a vu rouge. Lui, il était trop jeune pour comprendre ce qu'il se passait. Quand Amos et son escouade sont revenus juste avec Eileen, Faith a dû le harceler avant qu'il ne finisse par cracher que sa femme l'a lâché pour un timbré.

 

Il se souviendra toujours de son expression quand il lui a demandé pourquoi il ne l'a pas buté. Merde, Faith l'aurait buté, lui. Mais Amos ne lui a pas répondu, il ne lui a jamais répondu. Il arrive toujours pas à piger pourquoi il ne l'a pas fait et, à vrai dire, au fond, il s'en fout. Si jamais il la croise, il la butera pour le chef. 'Faut bien que quelqu'un fasse le boulot et ne laisse pas les Sierines ou les Impériaux prendre le dessus, c'est ce que Cassandre dit, aussi casse-couille qu'elle puisse être. Il trouve aussi que le traité de paix, c'est de la merde en barre, même s'il comprend un peu pourquoi il a été fait.

 

Il peut comprendre qu'à force de se péter la gueule, il risquait de rester plus personne, surtout qu'y a plus que trois vaisseaux à peine sur une flotte d'une dizaine au départ. Il peut encore comprendre que les trois camps aient divisés chaque vaisseau en trois territoires : les gars d'Amos dans les cultures de bouffe, les impériaux de service dans les quartiers de commande, les tarés chargés des moteurs. Comme ça, si un fait mine de vouloir chercher des noises, les autres ont de quoi lui couper le nécessaire. Ouai, ça il pige.

 

En tout cas, il aimerait pas être à la place d'Eileen. Lui au moins, il ne se souvient plus de ses parents. Elle, sa propre mère a préféré rester chez les tarés et peut-être que le type pour qui elle a lâché Amos va tenter de buter son père. Remarque, son propre frangin voudra peut-être le buter... sauf que Faith est prêt pour ça, pour le jour où il le reverra. Il se sépare jamais de son flingue et de ses couteaux. Ils sont un peu vieillots et p'têtre pas très impressionnants mais ils ont toujours fait leur boulot. C'est un vieux du nom d'Enz qui les lui a donné. 'Paraît que c'était avec lui quand Cassandre l'a trouvé au milieu des restes de ses parents.

 

Ouai, enfin, se rappeler de ça ne lui règle pas son problème. La tunique blanche le cherche. Le gars n'a pas dû bien le voir car il a pas encore donné l'alerte. Du vrai boulot d'amateur sur ce coup. D'hab, Faith fait attention à ce qu'on l'remarque pas. Ok, il est pas obligé de se coltiner le boulot de surveiller les tarés et les impériaux, surtout que d'autres gars d'Amos s'en occupent aussi, mais il est meilleur à ça qu'eux. Lui au moins, il connaît le Chrysaor comme sa poche. Et quand il tombe sur un gars de l'autre camp un peu trop curieux, il lui règle son compte. Et c'est ce qui va arriver à ce type qui vient de lui tourner le dos.

 

Faith s'approche et sort du conduit qui le masquait jusqu'ici. Le rythme de ses pieds nus se calque avec celui de sa proie. Il sait exactement comment il faut faire. Le mouvement doit être bref et précis. L'autre ne doit pas avoir le temps de crier, c'est là toute l'astuce. Faith s'élance quand soudain, un bras enserre son cou et le maintient fermement en même temps qu'une main agrippe son poignet de l'autre côté. A moitié étranglé, il est obligé de se servir de sa main libre pour éviter d'étouffer.

 

-Hé Abel, vise moi un peu ça.

 

La tunique blanche se retourne et écarquille les yeux en apercevant Faith.

 

-Je viens de te sauver la peau. Encore un peu et on n'aurait plus eu le plaisir d'écouter tes cantiques.

-D'où vient ce gosse ??

-Je ne sais pas mais je suis sûr qu'il va tout nous dire, hein petit ? Répond-il avec un sourire narquois.

-Allez vous faire foutre !

-À ton avis, on l'em...

 

Il n'a pas le temps de finir sa phrase. Faith entend le gargouillis immonde que la tunique blanche fait avant que son sang n'éclabousse le côté de son visage. Ses pensées s'arrêtent l'espace d'un instant mais son corps bouge, presque par instinct. Il se dégage aussitôt de son étreinte et fond sur le dénommé " Abel ". D'un geste précis, il s'agrippe à lui et lui tranche la gorge.

 

Ce n'est que quand le corps de l'homme touche le sol qu'il pense à regarder derrière lui.

 

-Sale gosse, tu as de la chance que je t'ai suivi, lui crache Cassandre.

 

L'air tout d'abord ahuri, il finit par sourire.

 

-J'ai jamais été aussi content de te voir la vieille.

-Toujours aussi poli à ce que je vois, j'aurai dû les laisser te refaire le portrait.

-Pour une fois que j'dis que j'suis content de t'voir, ça devrait te faire plaisir, nan ?

-Putain, Faith, combien de fois est-ce que je t'ai dit que ce n'est pas un jeu ?!

-J'ai arrêté de compter, réplique-t-il, tout sourire.

-Continue de faire le malin, tu ne t'en rends pas compte de la merde dans laquelle tu risques de nous mettre ? Imagine deux secondes, d-e-u-x secondes, que ces types t'aient torturé ou qu'ils aient pigé tout seuls comme des grands que tu viens de chez nous.

 

Il hausse les épaules.

 

-J'suis pas une balance et j'm'en serai sorti même sans que tu m'aides. Ç'aurait juste pris plus d'temps.

-Oui, bien sûr... Écoute, laisses ça plutôt aux pros, ok ? On a des gars formés pour ça, c'est nous qui n'avons pas besoin de ton aide.

-Ouai bah tes gars, ils sont pas foutus de chercher plus loin que leur cul pour savoir quels sont les bons passages. Les bons raccourcis. J'suis meilleur qu'eux.

 

Cassandre soupire. Il sait qu'il a raison et qu'elle a rien à répliquer à ça.

 

-On en reparlera, ce n'est pas le moment.

 

Sa phrase fétiche pour clore une discussion, p'têtre pour croire que c'est elle qui a le dernier mot.

 

-Et c'est maintenant que la vioque se dit que c'est "pas le moment" après la leçon de morale sur la prudence. C'est pas moi qui ait envie de traîner dans le coin.

-Tu veux continuer à me faire plaisir, Faith ? Ferme la.

-Ouaip, bon, on fait quoi ? On dégage ?

-On ne va pas les laisser là. Aide moi à traîner celui-là, d'accord ?

-Ok.

 

Pour une fois, Faith s'exécute. Lui et Cassandre prennent le premier mec et le transportent dans le conduit d'où il venait. Après quelques mètres, elle le pose à un croisement.

 

-Inutile d'aller très loin. Ça m'étonnerait qu'ils fouillent jusqu'ici et même s'ils le font, ils ne retrouveront pas de quoi les identifier.

 

Joignant le geste à la parole, elle sort une trousse de sa poche et la déroule pour dévoiler des flacons métalliques. Elle en prend un et verse son contenu sur le corps. Le liquide se met alors à ronger les chairs et les vêtements de celui-ci en émettant un bruit indescriptible.

 

-Allons récupérer le second, dit elle en se tournant vers lui.

 

Une demie-heure plus tard, et après avoir effacé leurs dernières traces, ils reprennent le chemin du retour, tout d'abord en silence avant que Cassandre ne reprenne la parole.

 

-Tu veux vraiment continuer ce que tu fais ?

-Heu... ouai ?

-... Dans ce cas, je propose de t'entraîner.

-Hé ?

-Inutile de me regarder avec cet air d'abruti. Tu veux que j'arrête de t'engueuler ? C'est ma condition.

 

Elle est sérieuse ? Ouai, elle a l'air sérieuse. Faith la regarde en biais, sans savoir quoi lui répondre tout d'abord. Puis...

 

-Tu me donneras l'un de ces trucs ?

-De quoi ?

-Tes trucs à faire disparaître les corps.

-Ah ça... Si tu es sage, peut-être.

-... T'es vraiment qu'une vioque.

-Sale gosse.



Chapitre 8


-Il ne marche plus, il court.

 

Cassandre regardait, amusée, l'enfant courir jusqu'à la sortie de la pièce. Arrivé au seuil de la porte, il retomba à terre, sur le postérieur. Eileen suivit le regard de son interlocutrice et eut un sourire attendri à la scène avant d'aller au secours du vaillant explorateur.

 

Elle le prit dans ses bras et elle constata de nouveau à quel point il ressemblait à son père.

 

-Je vais aller demander à Faith de veiller sur lui.

-Tu es sûre que c'est une bonne idée ? Lui demanda Cassandre avec un sourire.

 

Eileen répondit tout d'abord par un léger soupir.

 

-Son vocabulaire est peut-être... spécial mais tu sais bien qu'il peut être sérieux quand il le veut et il adore Telos. C'est ton idiot de mari après tout, tu le connais mieux que moi.

-Ouai, ajouta-t-elle avec un léger rire.

 

La jeune femme disparut ensuite avant de revenir et de s'affaler sur une chaise à proximité de Cassandre. L'air passablement épuisée, elle posa un coude sur la table et elle se mit à se masser le front.

 

-Ça va ? ... Tu encaisses le coup ?

-Je ne sais pas, Cass'... Je ne sais pas. Tu veux que j'encaisse ça comment ?

 

Cassandre tendit la main vers elle, puis elle lui fit un geste pour l'inviter à donner la sienne. Eileen posa sa main libre sur la table, ce qui permit à l'instructrice militaire de la prendre pour tenter de lui apporter du réconfort. Elle vit le pouce de cette dernière caresser le côté de sa main et elle pouvait deviner sans mal l'air de sympathie que Cassandre lui envoyait.

 

-Tu n'as pas à encaisser ça toute seule. Le plus dur est passé avec... Tu sais...

 

Elle savait. L'enterrement d'Amos, son père. Il avait survécu aux trois grandes altercations de ces trente dernières années. Il avait mené des batailles perdues d'avance, il avait su se montrer à la hauteur des espoirs placés en lui en dépit des difficultés, de la privatisation et du confinement. Même la trahison de sa mère n'avait pas pu le briser… en apparence.

 

Eileen n'était pas dupe.

 

Évidemment qu'il l’était, brisé. Il était évident qu'il n'était pas sorti de tout ça intact, physiquement et mentalement. À chaque blessure, il revenait à la maison un peu plus froid, un peu plus renfermé. Hanté par les cauchemars. Il ne le montrait à personne mais elle avait été là. Elle l'avait vu, entendu en dépit des efforts de ce dernier pour cacher ses plaies.

 

Elle l'avait aussi payé dans une certaine mesure.

 

Elle ne lui en voulait pas. Comment pouvait-elle lui en vouloir ? Elle comprenait, elle comprenait même son départ. Des fois, une balle suffit. Nul n'était éternel, c'était une leçon qu'elle avait appris à force de voir les visages autour d'elle s'amenuiser.

 

Ce qui la faisait davantage souffrir, c'était le fait de sentir qu'elle ne serait jamais à la hauteur de l'héritage qu'il lui avait laissé.

 

-Je sais... Cass'... Je sais, fit-elle avec une voix brisée. Juste... J'aurai aimé qu'il en parle... Qu'il...

 

Elle sentait les larmes lui monter à nouveau aux yeux. Ça et le départ de son mari, c'était trop, beaucoup trop pour elle. Il n'avait même pas attendu après l'enterrement pour la quitter. Pour déverser le venin qu'il conservait à chacune de leurs disputes.

 

-Là, là, je suis là... Je passerai tous les jours avec ce crétin de Faith. Il finira bien par se laisser convaincre de te laisser lui apprendre à écrire correctement.

 

En dépit de son chagrin, la jeune femme ne put s'empêcher d'esquisser un faible sourire en se rappelant des fausses querelles qui l'unissaient à ce couple si étrange et si décalé.

 

-La vie continue. Doit continuer. Tu as un fils, Eileen. Il vient peut-être de cet enfoiré de Jainer mais il reste ton fils avant tout. Il va avoir besoin de toi, plus que jamais. On aura besoin de toi, nous aussi. Je veux bien reprendre le commandement, pendant un temps mais il faudra bien que je passe la main. Si tu ne veux pas la reprendre, je comprendrais, vraiment, mais tu n'es pas obligée de donner une réponse tout de suite.

 

Eileen se força à hocher la tête. Les larmes coulaient, sans discontinuer. Cassandre soupira.

 

-Viens là.

 

Comme une enfant, Eileen tituba jusqu'à Cassandre, jusqu'à son giron. Elle sentit les bras imposants de celle-ci se refermer sur elle, comme le cocon maternel qu'elle n'avait jamais connu. Les larmes continuaient de couler mais elle ressentit enfin cette sorte d'apaisement qu'elle essayait de trouver depuis des jours.

 

Elle ne serait peut-être pas aussi forte, ni aussi brave que son père mais elle savait au moins qu'elle ne serait pas totalement seule face aux épreuves qui l'attendraient. Elle ne se sentit pas glisser vers le sommeil, épuisée après de longues nuits d'insomnie, tout comme elle ne sentit pas qu'on la portait jusqu'à son lit, près de celui de son enfant.

 

Telos.

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