Obscurité


Il se trouvait devant la baie vitrée de sa chambre, au sein de la Division E, un verre de rhum à la main. Il ne savait pas depuis combien de temps il était ainsi, debout, à plonger son regard dans le vide spatial. Il ne savait pas depuis combien de temps il voyageait ainsi, errant d'un bout à l'autre de la galaxie. Tellement de choses avaient changé depuis qu'il avait pris la décision de quitter Sternos. Un départ sanglant, à l'image de la Hargne qui le hantait. De la Hargne qui ne l'avait jamais quitté. Ses propres cris résonnaient toujours à ses oreilles, ceux qu'il avait poussé quand son officier lui avait arraché l’œil. Son souffle pantelant. Le tir des exécutions, une balle pour chacun de ses amis.

Sa main se mit à tourner le liquide ambré au sein du verre. Les lèvres de Nitrischa contre les siennes, si mensongères. La froideur du pistolet qu'elle avait braqué sur sa tempe. Et cette question, Pourquoi? Oui, pourquoi lui... Une question aussi absurde que la réponse était évidente. Elle lui avait fait payer ses crimes de jeunesse, quand il se trouvait dans la bande à Alev, de la plus cruelle des façons. Il prit une gorgée de l'alcool brûlant, le laissant ravager ses sens. Son errance avait commencé là, à bord de ce petit chasseur. Il avait tout prévu. Tout... sauf de se retrouver entre les mains de pirates. À la Guerre, il avait répondu à la Guerre. Pour finir sur le sol de la station Prométhée. Atalante avait été sa terre d'accueil.

Au départ, il avait pensé qu'Atalante ne serait qu'une transition, un simple passage, vers un futur inconnu. Plus aucune prévision. Il avait profité des opportunités, comme toujours. Il avait saisi sa chance, ouvrant ses bras vers sa Fierté. Sa Perte autant que sa Salvation. Le Kalios. Son vaisseau. Sa maison. Son arme. Son bras. Il était alors loin de se douter que ce n'était que le début de tout. Son premier équipage. Ses premiers voyages. Ses premières missions.

Tout l'avait ramené, à chaque fois, à Atalante. Cette nation était devenue sa famille. Tout comme dans toute famille, il y avait toujours les conflits entre membres d'une même fratrie, chose inévitable quand on vit si proches. Il avait eu ses reproches et ses torts vis à vis d'elle mais... il finissait toujours par y revenir, sans cesse et sans cesse. Il se disputait, se réconciliait, se laissait réconforter, remettant en question ses convictions profondes. Son amour profond pour Sternos n'était pas tourné vers le gouvernement qui lui avait tout pris, non. Son amour allait aux va-nu-pieds, à ceux qui, comme lui, se trainaient péniblement dans la fange profonde de cette société étouffante.

Il voulait tout faire pour que personne n'ait à endurer ou à traverser ce que lui avait traversé.

Et pourtant, pourtant... Lui, si patriotique, sa foi avait été ébranlée. Quand il y réfléchissait, cette fracture était inévitable. Il avait quitté des parents abusifs pour se trouver dans les bras de parents aimants. Manipulateurs mais aimants. Il ferma les yeux, prenant toute la mesure, toute l'ampleur du Changement.

Kris: Atlas.
Atlas: Oui, Kris, que puis-je faire pour vous?

Cette voix mi-mécanique, mi-humaine, comme il l'avait détesté. Une installation de base dans tous les vaisseaux atalantes. Il avait été tenté, un nombre incalculable de fois, de l'effacer définitivement. Il l'avait déjà débranché à de nombreuses reprises pour pouvoir parler hors de son contrôle. Malgré tout, pour une raison inconnue, il l'avait laissé. Sans doute par péché de paresse, l'I.A apportant bien des facilités pour la gestion du vaisseau.

Il avait beau être un passionné de technologie et de vaisseaux, il avait été de ces hommes profondément attachés à l'aspect rustique des choses en bon Sternos. Les mains dans le cambouis, les doigts sur le métal. La mécanique dans sa beauté brute, dénuée d'intelligence. L'intelligence ne devait revenir qu'à l'Humanité. Les I.A n'y avaient pas leur place. Il avait été de ces hommes attachés au fait de ne pas laisser leur pouvoir d'action à autre chose qu'eux-mêmes. Il avait été de ces hommes qui craignaient de voir l'Humanité perdre le contrôle sur ce qu'elle faisait.

Et maintenant?

Maintenant, il n'était plus sûr de rien. Il n'était même plus sûr de savoir qui il était exactement. Il avait violé tant de ses principes, à commencer par son patriotisme envers Sternos, qu'il ne savait plus qui était cet homme dont il fixait le reflet.

Atlas: Kris?
Kris: Ce n'est rien, Atlas. J'avais juste besoin d'entendre ta voix, énonça t'il avec un ton morne.

Il en était venu à dépendre de cette voix. Depuis quand ça avait commencé...? Depuis Lotis. Sa trahison, son enquête, avait amené tellement de révélations. Des révélations dont il se serait bien passé au fond car elles avaient bouleversé son existence. Depuis le jour où il avait posé les yeux sur le fichier Origine, cette vidéo n'avait cessé de le hanter. Il avait l'impression d'avoir été infecté par l'obsession de la militaire, comme une lente corrosion qui aurait débuté là. Il l'avait maudit, haï plus que de mesure. Si seulement il avait pu l'exécuter lui-même... Est-ce que sa mort l'aurait libéré de son spectre?

Il se tourna vers son propre lit où se trouvait RS6. Le dos de l'androïde se trouvait contre le mur, ses jambes repliées sur le côté, sur les draps, une main pour la soutenir, l'autre sur son ventre, dans une pose aussi féminine que peu naturelle. Il s'approcha tout en reprenant une gorgée de son verre, le déposant sur la table de nuit au passage. Son genou s'enfonça dans le matelas alors qu'il prenait appui sur ce dernier. Sa main vint effleurer la joue inerte pour, ensuite, l'inciter à relever son regard artificiel vers le sien.

Il l'incita à s'allonger davantage, la surplombant. Une simple commande mentale lui suffit pour connecter son œil cybernétique au système de RS6. L'implant lui afficha alors l'interface de ses données internes. Il orienta ses commandes vers la liste des journaux vidéos d'Eanna. Depuis quelques temps, il s'était mis à les voir un par un, conscient du côté discutable de cet acte. Malgré tout, il était incapable de s'en empêcher. Chaque seconde de ces morceaux de vie privée, il lui fallait les voir. Il s'en nourrissait avec la culpabilité et la mauvaise foi de la perdition.

Il avait beau être au bord du Gouffre, il restait conscient de l'existence de ce dernier. Il observait ces Abysses avec autant d'envie que de frayeur. Il ne voulait qu'une chose, y rester. Y plonger entièrement, se laisser consumer par l'Obscurité de ses propres Failles. Pourtant, il continuait à freiner de toutes ses maigres forces.

Il n'avait aucun espoir.

Quand elle l'avait confronté à ses sentiments, il avait été incapable d'y répondre clairement. D'une part, ça aurait été admettre que, oui, il était tombé amoureux d'un fantôme. D'autre part, ça aurait été également admettre qu'il avait des attentes. Lui, dans un couple heureux, ordinaire avec une intelligence artificielle sur laquelle reposait toute une nation? Il se savait fou mais pas à ce point. Combien... Avec combien de gens était-elle connectée? Combien de vies? Combien d'espoirs? La seule pensée lui était vertigineuse.

Il s'allongea aux côtés de l'androïde, la vision d'une Eanna adolescente survoltée imprimée dans son œil mort. Il laissa les bras mécaniques se refermer sur lui tandis qu'il se laissait aller au creux de son épaule tiède. Les siens se refermèrent autour de la taille, son visage se fourrant à moitié dans la peau synthétique, profitant de l'étreinte artificielle.

Il avait beau se laisser engloutir par ses vices, les doutes restaient là. Était-il si désespéré pour se laisser obséder ainsi par de la mécanique? N'était-il pas, au fond, un pantin dansant dans le creux de la poigne des grandes puissances? N'avaient-ils, au fond, pas tout prévu? Est-ce qu'Atlas ne l'avait pas décortiqué au fil de toutes ces années pour savoir comment le manipuler? Est-ce qu'Eanna existait seulement vraiment? Ou était-elle une illusion vaporeuse qu'on lui faisait miroiter...

Tant de questions, si peu de réponses.

Il se haïssait pour vouloir tant y croire. Il se haïssait pour se laisser glisser ainsi. Parce que l'espoir était là, lancinant. Il voulait se convaincre qu'il n'en avait aucun mais il ne le savait que trop bien.

Il se mentait.

N'était-ce pas pour ça qu'il était ainsi, à se nourrir sans cesse de ces vidéos jusqu'au point de l'aliénation? Comme s'il cherchait une réponse dans ces images figées d'un passé révolu. Les rôles inversés pour une fois. L'observé devenant l'observateur.

Kris: Eanna...

Le désespoir plein dans ce simple nom. Ce simple appel. Il s'était condamné lui-même. Il avait forgé son propre Enfer.

Et il était incapable de trouver la Volonté d'en sortir.

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